LE PETIT PEUPLE DES RUISSEAUX
C'était au temps où j'allais récolter quelques têtards au Bois de Vincennes, le temps des grenouilles rousses sautant sous mes pas. Les années 50 s'estompent dans ma mémoire et je ne reconnais plus les lieux. La faune a changé et les frondaisons sont hantées par les clameurs de la ville qui ont eu raison de nos ambitions mesurées, de notre communion avec une nature que nous avions eu la naïveté de croire éternelle.
Qu'ont retenu les enfants d'une époque où la société d'après guerre, dite "de consommation", n'était pas encore venue à bout de ces relents de nature aux portes de la capitale ? D'une époque où le simple plaisir d'enfoncer une épuisette dans les ruisseaux apportait autant de plaisir qu'aujourd'hui de fumer un joint ou de la colle dans un sac plastique ? Pauvres têtards, victimes de notre insouciance, vous aussi on vous croyait éternels. Les lois imbéciles faites pour vous protéger n'ont réussi qu'à stigmatiser les seuls amoureux du petit peuple des ruisseaux, sans empêcher votre anéantissement.
Adieu têtards, dytiques, phryganes et autres anonymes sacrifiés sur l'autel du développement humain. Vous ne serviez à rien, et même vous faisiez peur à beaucoup de bonnes gens. Pourtant, vous étiez la vie, la vraie vie. Qui se souvient encore avec émoi du saut de la grenouille sous ses pas, du jet d'urine qu'effrayée elle lâchait dans la main, lorsqu'on la saisissait ? Les chiens ont remplacé les grenouilles, les putes les enfants aux épuisettes. Tout est rentré dans l'ordre, tandis que, près de là, quelques fumerolles s'estompent au-dessus d'une carcasse calcinée.
Dans ce monde trépidant, je ne résiste pas au plaisir de parler d'un bouquin, véritable ode à la nature, sorti aux éditions Bourrelier en 1937 (3 ème édition) dans la collection "La joie de connaître". Je pense, tout du moins j'espère, que les lois du copyright ne s'appliquent plus après tant d'années. Il s'agit du livre "Le petit peuple des ruisseaux" de Marcel Piponnier. Je n'ai pas eu la chance de connaître ce bonhomme, mais je dois dire qu'il est à la base de mes rêves d'enfant. Son livre est un véritable hommage à la nature, un poème éternel appelant aux joies simples et à la communion entre l'homme et les forces de l'univers.
Je vous livre une de ses premières phrases, que ceux qui me comprennent et n'ont pas le privilège de détenir l'ouvrage, apprécieront ; " Dans un monde aussi minuscule, un seul coup d'œil suffit à embrasser une scène entière, scène à grand spectacle, avec la troupe des nageurs pacifiques trouée par un forban qui fonce à toutes rame. Déjà la nage insouciante a repris tandis que la tragédie s'achève sous les feuilles mortes du fond, où le carnassier dévore sa proie ."
En fait, cet ouvrage n'est pas un bouquin, c'est une déclaration d'amour à la nature, une invitation à nous immerger dans le microcosme aquatique, aux origines mêmes la vie. Page après page, avec amour et enthousiasme, Marcel Piponnier nous fait découvrir le monde impitoyable des mares et des ruisseaux, où les drames qui se déroulent ne mettent jamais en cause un équilibre séculaire.
Les photos qui illustrent ce poème de 130 pages sont de l'auteur, les croquis d'Yvonne Piponnier (sa femme ?). Sur la version "pdf", je vous en livre quelques échantillons pour leur valeur pédagogique, à cent lieues des représentations polychromes d'aujourd'hui, mais tellement empreintes de rêve. Si vous voyez ce bouquin d'occasion, achetez-le. Ne demandez le prix qu'après. C'est sans importance au regard de la magie qu'il contient.